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La vie matérielle de Kersten changea pour ainsi dire du jour au lendemain. Le docteur Kô avait une clientèle considérable. La personnalité de son disciple, sa vigueur, sa rondeur, son charme simple et courtois, sa bonté, sa jeunesse et le fait que, homme d’Europe, il pratiquait les techniques d’Asie avec une science de vieux lama, lui attirèrent tant de malades que, bientôt, il fallut s’inscrire chez Kersten trois mois à l’avance.
Il loua un grand appartement, l’orna de bons meubles, acheta une belle voiture, prit un chauffeur.
Élisabeth Lube surveilla, dirigea ces démarches. Quand tout fut prêt, elle vint tenir la maison.
Une telle réussite et si prompte ne pouvait manquer de susciter l’envie professionnelle. Mais les propos malveillants importaient peu à Kersten. Il avait l’appui du professeur Bier et d’autres maîtres célèbres de la Faculté, et les résultats que son art obtenait témoignaient pour lui.
Sa renommée se répandit au-delà de l’Allemagne.
En 1928, la reine Wilhelmine de Hollande fit appeler Kersten à La Haye pour examiner son mari, le prince Henri des Pays-Bas.
Kersten ausculta ce dernier du bout des doigts, selon la méthode que lui avait enseignée son maître tibétain, et trouva une maladie de cœur très grave. D’autres médecins, assurément, avaient fait le même diagnostic. Mais les meilleurs n’arrivaient pas à tirer le prince de son état de prostration et ne lui donnaient que six mois de vie. Kersten le rendit tout de suite et pour des années à une activité normale.
Ce voyage eut sur Kersten une influence étrange : lui qui n’était jamais venu en Hollande, il s’y trouva dès le premier contact merveilleusement à l’aise, en accord complet avec la nature et les gens. Il ne voulait pas croire que ce fût l’appel du sol, de la race. Il y avait plus de cinq siècles que sa famille avait quitté la Hollande, puis elle avait habité Goettingen, puis la Prusse-Orientale, enfin le Pays Balte. Le sang avait connu bien des mélanges. Pourtant, il semblait à Kersten qu’il trouvait en Hollande son climat véritable, son terreau naturel.
La faveur dont il fut l’objet, à la cour comme à la ville, après le rétablissement du mari de la reine, précipita et justifia l’appel de l’instinct. Kersten, habitué cependant à peser ses décisions avec patience et prudence, résolut d’un seul coup de se fixer aux Pays-Bas.
Il garda son appartement de Berlin pour y recevoir sa clientèle allemande, mais son domicile essentiel, légal, son foyer d’élection, il l’établit à La Haye.
Dès lors, il partagea régulièrement son existence entre les deux capitales. Dans l’une comme dans l’autre, Élisabeth Lube dirigeait toutes les routines domestiques. Gouvernante et secrétaire à la fois, elle continuait d’être pour Kersten l’amie la plus sûre et la plus efficace.
Elle eut bientôt à s’occuper d’une troisième demeure.
Parmi les patients de Kersten, comptait Auguste Rosterg, propriétaire de mines et fabriques de potasse, l’un des industriels les plus puissants de l’Allemagne. Sa fortune, à cette époque, était évaluée à 300 millions de marks.
Il souffrait de migraines chroniques, de douleurs internes diffuses mais lancinantes, de troubles de la circulation, de fatigues atroces, d’insomnies épuisantes, bref de ce mal particulier aux grands remueurs d’affaires, aux hommes que dévorent leurs travaux, leurs ambitions et leurs responsabilités.
Rosterg s’était adressé aux spécialistes les plus célèbres. Il avait pris des médicaments et fait des cures de toutes sortes. Rien ne l’avait aidé. Le repos même qu’on lui prescrivait en désespoir de cause devenait la pire des tortures. Il eut recours à Kersten.
Or, le surmenage à ces limites extrêmes, la débâcle des nerfs, étaient précisément le domaine où la thérapeutique enseignée par le docteur Kô avait le plus de pouvoir puisque, précisément, elle agissait sur le système nerveux. Kersten soulagea, libéra, sauva Auguste Rosterg.
Le traitement achevé, l’industriel demanda à Kersten quels étaient ses honoraires.
Kersten indiqua la somme, toujours la même, qu’il avait fixée pour chaque cure complète : 5 000 marks.
L’industriel fit un chèque. En le mettant dans son portefeuille, Kersten vit que le premier chiffre inscrit était le chiffre 1. Il eut un mouvement pour le faire remarquer à Rosterg. Et puis une sorte de gêne, de honte pour tant de mesquinerie le retint. « Toujours les plus riches à être les plus avares. Et après tout, je n’en serai pas ruiné », pensa Kersten avec sa philosophie habituelle.
Le lendemain, il porta le chèque à sa banque. Au moment où il quittait le guichet, le comptable le rappela :
— Docteur, docteur, cria-t-il, vous avez oublié deux zéros dans votre fiche de dépôt.
— Je ne comprends pas, dit Kersten.
— Ce n’est pas un chèque de 1 000 marks, mais de 100 000 marks, dit le comptable.
— Qu’entendez-vous par là ? dit Kersten.
— Vous avez écrit 1 000 marks, dit le comptable.
— Eh bien ? demanda encore Kersten.
— Mais, mais… voyons, docteur, votre chèque est de 100 000 marks.
Malgré la sérénité olympienne qui lui était propre, Kersten revint très vite vers la caisse. Le chèque de Rosterg portait bien : 100 000 marks.
Kersten considéra quelques instants, incapable de parler, le témoignage fastueux d’une gratitude qu’il avait prise pour de l’avarice.
— Oui… oui… je suis un peu distrait, dit-il enfin à l’employé.
Aussitôt rentré chez lui, Kersten conta l’aventure à Élisabeth Lube. Elle lui conseilla d’employer cette fortune subite à l’acquisition d’une terre. Ainsi, Kersten acheta le domaine de Hartzwalde – trois cents hectares de prés et de bois – à soixante kilomètres à l’est de Berlin.